Le nom d'Argol
Depuis longtemps je rêvais d’avoir un bateau à moi, et sauf à ce que le nom qu’il porterait me plût vraiment, j’envisageais facilement de le renommer, comme c’est le cas pour de nombreux bateaux, à l’exemple du Belem ou de ces voiliers de course que sont les 60’ IMOCA, changeant de nom à chaque changement de skipper ou de sponsor ; il faut juste prendre la précaution de couper son sillage (effectuer un 360°) avant de faire la première navigation avec le nouveau nom (vieille superstition de marin).
Mais je savais aussi que son nom devrait avoir deux liens essentiels à mes yeux, en rapport avec deux thèmes importants dans ma vie et mon histoire : la littérature et les Celtes.
La littérature parce que je suis lecteur féru et amoureux du livre et des mots. Et à ce titre mes plus grands moments de lecture m’ont été donnés par des écrivains qui étaient aussi des marins : Conrad, Melleville, Loti, Allan-Poe et de nombreux autres, mais aussi par de fabuleux marins qui étaient aussi de merveilleux auteurs : Moitessier, Monfreid, Merrien, pour ne citer qu'eux. Alors il fallait que le nom de mon bateau eût un rapport avec l’écriture, qu’il portât comme un signe caché, un clin d’œil, l’idée de l’écrit et du mot, de la parole et du récit.
Par ailleurs, je voulais aussi qu’il évoque puissamment un autre domaine de prédilection pour moi : les Celtes et le celtisme.
Très jeune j’ai découvert la Bretagne, et j’en suis tombé amoureux : de la mer, des côtes, de la langue et des bateaux, qui en sont l’âme, le corps, l’esprit et l’art.
Plus tard, le monde celtique me fascina : les légendes, les histoires fabuleuses, les korrigans courant sur la lande, les héros guerroyant, Arthur et la Table Ronde, les aventures et les voyages initiatiques. Le Celte a toujours été curieux, courageux et créatif c’est ce qui l’amena à s’éloigner de chez lui pour aller à la découverte du monde, pour le coloniser et y porter sa culture. Et quelle culture ! La spiritualité très ancienne, l’art, le commerce, l’inventivité des Celtes, se sont propagés dans une grande partie du monde occidental et méditerranéen de l’Antiquité. Des bijoux de la princesse de Vix aux alignements de Carnac, les Celtes ont laissés des témoignages époustouflants aux générations suivantes, et aujourd’hui encore d’immenses mystères, à commencer par leur langue qui ne connaît quasiment pas l’écriture.
Les Celtes ont été à l’origine, la source, de ma construction mentale, de ma réflexion sur l’homme et la vie ; ils ont été fondateurs de ma pensée, ils ont nourri sans fin mon imaginaire et ma connaissance du monde. Alors il fallait que le nom de mon bateau portât en lui le signe, l’ogam mystérieux, le symbole entrelacé des évocations mystiques et des légendes immémoriales dont les celtes nous ont laissé l’héritage.
Au mois d’avril 2008, j’ai trouvé « le bateau » dont je rêvais, un beau Dufour 35 de 1973, et j’ai décidé de l’appeler Argol : d’abord parce que c’est une allusion directe au célèbre roman de Julien Gracq (feu Louis Poirier), qui fit sa renommée au cœur du Surréalisme, qui fut comme un extrait pur d’écriture, la "Quinta Essentia" de l’esprit jaillissant des sources profondes du langage et de la pensée : « Le château d’Argol ». Voilà pour le rapport avec la littérature.
Toutefois, il n’y eut jamais de château à Argol, mais le village existe toujours : c’est ce petit coin de Bretagne à l’extrême pointe de la Terre d’occident, à l’extrémité de la Pointe du Van, l’endroit d’où Dahut, la fille du roi Gradlon, dans la légende, fut emportée par les flots furieux lors de l’engloutissement de la ville d’Ys. L’histoire est un conte merveilleux dont la lecture enchante le lecteur et le transporte au cœur de la mythologie celtique. Voilà pour le lien avec les Celtes.
Et puis aussi, Argol, en ancien celte, signifie : « en danger de périr ». Ce qui, pour un bateau, est une vérité indéfectible, tant il est évident et fort de sens que lorsqu’un bateau prend la mer, il est immédiatement en danger de périr, et son équipage avec, qui le sait et ne doit jamais l’oublier, mais toujours l’avoir à l’esprit pour sans cesse anticiper ; le talisman du marin, car ne pas anticiper, c’est déjà gémir.
Pour finir, Argol, en langage international, c’est court, ça sonne bien et ça s’épèle "alpha, roméo, golfe, oscar, lima"; simple pour s’annoncer dans un port.
J’espère avoir bien choisi et que mon navire portera fièrement ce nom, en filant les nœuds, en traçant sa route dans la vague et l’écume, en cinglant dans le vent vers de nouvelles escales à venir.
Un homme peut se définir comme étant une identité (un nom), une histoire (les mots pour la raconter) et un projet (ce qui le distingue de tous les animaux) un bateau, c’est pareil, et le projet commun de l’homme et de son bateau, c’est de naviguer ensemble. Alors bon vent Argol.